Accueil - Chroniques - Textes - Bibliographie - Revue de Presse - Contact / Link

CHRONIQUES

Alors ça gaze ? - Petitesses - La Poule - Rêverie - Rions mes Frères - Rondeurs - On vide nos sacs ? - Sirènes - T'es Rien ! - Ma Tasse Athée - Train - Trop d'Kystes - Amendements - Antibiopathétiques - Appareils - Bébés - Centre - Chantiers - Chapardages - A bas la culotte!
- Dieu reconaîtra les chiens - Etiquette - Faux-culs - Fesse ce qui te plaît - A la fortune des pots - Mictions Impossibles - Oreillette - Prière
- Tassement dentaire - Télévision

- Tassement dentaire

Il est amusant d’observer chez les autres ces petits défauts, manies, dérobades ou servitudes auxquels bien souvent on se laisse soi-même glisser. Et comme on se croit plus discrets, plus malins, on se moque en son for intérieur, quand on ne porte pas des jugements cruels et satisfaits.
Par exemple, avez-vous remarqué le nombre étonnant de personnes qui, au cours de repas parfois très distingués, croyant échapper aux regards conviviaux,  se fourrent furtivement un doigt dans la bouche ? Comme s’ils voulaient vérifier la bonne tenue de leur nouveau bridge ou  tentaient de rafistoler quelque accident masticatoire ou espéraient encore trouver, dans une dent creuse, un  mot qui leur aurait échappé durant la discussion précédente,  de ceux qu’on dit avoir sur le bout de la langue. Or, ce que l’index tente d’intercepter -le petit doigt pour les plus raffinés-,  n’est que cette foutue fibre de bidoche taquinant la gencive, ce maudit débris de fruit fiché entre deux incisives, ce damné morceau de salade coincé dans un plombage.
Ce recours extrême, naturellement  proscrit, du moins en ce qui regarde les courtoisies de table, que les plus scrupuleux repoussent tout le long du dîner pour mieux y succomber, entre le dessert et le café, avec la dernière imprudence des causes désespérées,  ce recours, disais-je, succède à des travaux internes dont se régale un observateur averti. Car, s’il n’a pas lui aussi un truc planté dans la mâchoire, il peut se délecter des vaines tentatives de son voisin de tablée, qui semble suivre avec un intérêt croissant les propos environnants, mais que trahissent les yeux fixes, les lèvres closes, les rotations convulsives de la langue soulevant puis creusant  la paroi des joues, à la manière un poisson frétillant dans une épuisette.
Las, impuissant à déloger l’intrus, l’organe papilleux se recouche bientôt, agité encore de quelques soubresauts, comme un chien  qui, ayant coursé un chat, le voit assis sur le toit. Les joues se détendent, les lèvres se desserrent. Le voisin, tentant d’oublier ce menu tourment, courbe l’échine. Mais c’est impossible. Cette saleté l’obsède. Ainsi en est-il de ces riens, le robinet qui goutte, le volet qui grince, le bouton qui démange, le conjoint qui ronfle, la vessie qui pèse, toutes moindres nuisances dont la permanence exaspère.
Ca y est, il va craquer ! Il se redresse. Son visage prenant de la hauteur, les yeux  jettent de tous côtés  des feux inquisiteurs. On dirait un conjuré prêt à lâcher sa bombe. La main tente une diversion, caresse le menton, frotte négligemment le nez. Enfin, mue par une rageuse impatience, enfonce le doigt dans la bouche.
Alors, réprimant un sourire, regardant avec assiduité le fond de son assiette, voire la gorge plantureuse d’en face, le témoin, fier de son art indiscret, pénétré de l’importance que confère un secret dérobé, et satisfait d’avoir échappé aux affres du tassement dentaire comme un homme supérieur ignore les bassesses, le témoin, que titille l’envie inavouable de faire connaître au monde cette indignité, daigne accorder au voisin, pourtant si bien mis, qui vient de succomber à l’acte incongru, les circonstances atténuantes.

 

Photos : Jean-Luc Petit / Site : HeerSpirit