Accueil - Chroniques - Textes - Bibliographie - Revue de Presse - Contact / Link

CHRONIQUES

Alors ça gaze ? - Petitesses - La Poule - Rêverie - Rions mes Frères - Rondeurs - On vide nos sacs ? - Sirènes - T'es Rien ! - Ma Tasse Athée - Train - Trop d'Kystes - Amendements - Antibiopathétiques - Appareils - Bébés - Centre - Chantiers - Chapardages - A bas la culotte!
- Dieu reconaîtra les chiens - Etiquette - Faux-culs - Fesse ce qui te plaît - A la fortune des pots - Mictions Impossibles - Oreillette - Prière
- Tassement dentaire - Télévision

- Chantiers

Non loin de chez moi, coule une  rivière gouailleuse qui, selon ses humeurs, s’épanche sur la route où laisse voir jusqu’au fond de son lit. Dans les prés qui la bordent gentiment, paissent trois vaches que parfois, la nuit, visite une bande de chevreuils. On se croirait à la campagne alors que ce n’est qu’un îlot de verdure entre deux villes qui grandissent.
Cet hiver, de gros travaux ont chamboulé ce paysage tranquille. Une rocade à quatre voies va passer par là. Enormes trous d’un côté, de l’autre, montagnes de remblai, pour que la nouvelle route ne soit pas inondée. On a coupé le petit bois de peupliers dont j’aimais à entendre bruire le feuillage argenté. Effacé le chemin, ses haies de noisetiers.
Eh bien, malgré tous ces saccages, au fond de moi quelqu’un s’étonne, regarde et se réjouit. Envolées les premières tristesses, le serrement du cœur aux craquements des arbres abattus, les manières de révolte à la disparition des choses familières.
Je suis comme ces retraités qu’on voit statufiés le long des chantiers, qui semblent inspecter les tranchées, porter sur les échafaudages des regards d’initiés, et qu’on imagine, au bar d’à côté, taper le carton sur des commentaires passionnés. Je suis pareil à ces familles promenant leur dimanche après-midi le long des constructions d’immeubles et d’autoroutes.
Devant un mur assemblant ses moellons, une charpente claire ordonnant ses chevrons, qui n’entendrait chanter en lui un joyeux bâtisseur ? Quand chacun, parmi ses ancêtres, compte un couvreur,  un maçon, sinon quelqu’un qui a bâtit sa bicoque, construit son bateau, édifié quelque monument. Quand chacun se plaît à ses petits chantiers domestiques, carrés de son jardin, piquets de sa clôture, papiers, peintures, bricolages. Toutes tâches, que récompensent une satisfaction intime et les compliments des amis.
 Et comment oublier ces chantiers minuscules que connurent nos enfances, aux temps des genoux écorchés ? Ces maisons en boîte de chaussures, ces prés de mousse où broutaient des moutons en plastique, leurs barrières d’allumettes, ces routes tracées dans la poussière où promenaient de petites voitures. Enfin toutes ces miniatures charriant des graviers, creusant, tirant, soulevant, tout un parc laborieux, copie conforme  d’engins énormes, rien que pour jouer. Et déjà nos sœurs, berçant leurs poupées, pansant des plaies imaginaires, gribouillant cahiers et tableaux, se préparaient à d’autres métiers.

Je regarde les camions, passant, repassant, benner leur chargement. Des mastodontes, ronflant, hoquetant, fumant, dont j’ignore le nom, poussent, creusent, culbutent, nivellent. Et dans une ordonnance chaotique, la route, qui ne mène encore nulle part, ouvre déjà sa large voie. Peut-être à l’image du monde qui croit savoir où il va.

Photos : Jean-Luc Petit / Site : HeerSpirit