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CHRONIQUES

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- Sirènes

Lorsqu’on habite en ville, on n’entend quasiment plus ce raffut qui monte des rues. La rumeur insidieuse vous baigne comme une sauce doucereuse. Ainsi la vinaigrette nappe-t-elle la tête de veau. C’est à se demander si l’habitude ne vous a pas mis du persil dans les oreilles. Vrombissements, pétarades, crissements, klaxons, fracas divers, à peine émergés, retombent aussitôt dans l’épais brouhaha, comme des œufs durs dans une béchamel. Il n’est qu’un bruit qui puisse pénétrer vos conduits encombrés, aussi sûrement qu’un coton-tige, pour se délecter de votre cérumen: la sirène tonitruante de l’ambulance des pompiers.
Chargée de toutes les misères du monde, incendies, accidents, écrasements, noyades, pendaisons, ses éclats vrillent vos tympans mieux qu’une chignole, obstinée, agressive et lancinante. Elle exaspère tel un mal de dent. Insupporte tel un voisin qui gueule. Donne des frissons tel un virus foudroyant. Réveille en vous des images sanglantes. Il semble que son hurlement sonorise les cris plaintifs des victimes. Et l’on souhaite ardemment qu’emportée par l’urgence, elle se perde enfin dans un ailleurs lointain, anonyme. Alors, les bruits familiers, qu’a fait refluer le vacarme impérieux, rempliront de nouveau sa trace assourdissante. L’ambulance est passée.
On connaît des sirènes dont les chants sont plus mélodieux. A ce propos, certains esprits, sceptiques et cartésiens, ne manqueront pas d’afficher un sourire apitoyé. Pourtant, je sais des contrées de nuits étoilées, de rumeurs océanes, de plages argentées, de roches coralliennes, de verdures exubérantes aux fleurs éclatantes. Des régions dont les lumières et les douceurs appellent des visions enchanteresses. Où l’on aperçoit parfois, au creux des vagues, des femmes au ventre ourlé d’écailles.
Les sirènes furent d’abord des femmes-oiseaux aux rivages de l’Italie, séduisant et dépeçant les marins qui passaient à portée de becs. Les nageoires leur poussèrent au vu de créatures mystérieuses aperçues dans les flots. On prit longtemps les lamantins pour des membres de la famille. Tour à tour démoniaques, savantes, sanguinaires, psychopompes, musiciennes, prostituées, incarnant les dangers de la mer, les passions débridées, ces créatures surgies de l’inconscient, symbolisent aujourd’hui les embûches et les mirages de la vie.
Enfant, je me demandais pourquoi les alarmes portaient ce nom mythologique, n’ayant le chant ni sensuel ni mélodieux et n’attirant que les gendarmes, les pompiers et les curieux. Inventées en 1820, elles doivent leur appellation poétique à leur propriété de propager des sons sous l’eau. Ce qui serait plutôt le propre des baleines, mais ces dernières donnaient déjà dans les corsets. On ne peut être partout.
Savez-vous que Jean-Baptiste Robinet, éminent philosophe, décrivit en 1768 la vulve d’une sirène munie d’un clitoris long d’un demi-pouce ? Rien d’alarmant, semble-t-il, pour un être à la libido surdimensionnée. Quant à leur queue de poisson, il n’y a pas plus pratique pour terminer une chronique !

Photos : Jean-Luc Petit / Site : HeerSpirit