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- Odeur

On dit d’une école, qui ne conserve qu’un maître pour tous ses élèves, qu’elle est en classe unique, c’est à dire appelée à disparaître, comme ces races dont il ne reste que quelques bêtes.
Quand je débutais dans le métier d’instituteur, au cours de remplacements dans le fond perdu des campagnes où il ne reste plus qu’une mairie poussiéreuse, une église sonore, des mouches et des troupeaux de vaches, la porte s’ouvrait parfois sur une salle de classe comme sur un autre monde. Depuis trente ans, rien n’avait changé. Et je n’aurais pas été étonné de voir, sur l’estrade, brailler l’une de mes institutrices.
            J’y fus entré les yeux fermés que seule l’odeur de la craie m’eût replongé dans les affres de mon enfance. Et quand les gamins, le regard en dessous, s’asseyaient à leurs tables, soulevant le couvercle ciré des cases, je me voyais plus à leur place qu’à la mienne.
            Les têtes penchées sur les livres ouverts, les cahiers étalés, je me promenais dans la classe, regardant les nuques blanches. Et soudain, au détour d’une allée, montait comme une odeur de vache, non pas le parfum luxuriant des étables, mais l’odeur tenace des habits imprégnés, écœurante, tels les relents des soirées tabagiques. C’était un jeune paysan qui, dans la chaleur de ce petit cheptel, offrait innocemment l’effluve du troupeau paternel.
           
            Il faut goûter l’odeur de vache in situ. Ainsi fait-on des petits vins qu’altèrent les voyages. Epaisse, grasse, crémeuse, presque palpable, elle coule comme un fromage sur un fond acide de bouse, d’urine, de sueurs, où se mêlent, à l’étable, la paille humide et le foin entêtant.
            Car la vache porte sa vaste odeur comme l’essence de ses vertus, nourricière et abondante. De ce fumet munificent, qui enivre les mouches et rend furieux les taons, il semble qu’on pourrait tirer encore un reste de crème, de beurre et de fromage.

 

 

- Foin

Le foin se fait prier. La vache, à coups de tête, le tire d’entre les bois du râtelier. Ce jeune fou aux cheveux emmêlés, parfumé comme une cocotte, n’aime pas à se salir. Pendant ce temps, la paille, humble servante, torche le cul bouseux.
            Ses poches stomacales oeuvrant, la vache rumine des heures durant, comme médite un philosophe. Le foin capiteux choit dans la panse, saute dans le bonnet, remonte dans la bouche, redégringole dans le feuillet, passe par la caillette pour finir en d’interminables méandres. Le foin délicat tombe alors en cascade odorante. Le verdâtre rejoint le jaunâtre. La paille a sa revanche.
           
Du foin coupé, au cœur de l’hiver, surgissent des paysages ensoleillés. Vastes prés dévalant au bord de la rivière, sables poudrés de brillant sous l’eau claire, haies vives, son des cloches lointaines, course des nues échevelées entre la houle verte et l’immensité bleue, arbre solitaire gardant une barrière, chemin de terre où vont, grinçant, au derrière de croupes luisantes, des chars de foin aussi hauts que des granges. Nous n’avons qu’à fermer les yeux. Le foin jubile et embaume, exubérant. Entêté et entêtant.

            Le foin a ses terroirs. L’herbe des montagnes offre ses bouquets subtils, lotier corniculé, flouse odorante, pâturin, avoine jaunâtre et pimprenelle. Celle des basses terres, ses brassées abondantes de trèfle et de lotier, houlques, fétuques, bromes, fléole, ray-grass et vulpin.
            Et tout ce petit monde exulte, essence des prairies où ne manque plus que l’orchestre fantasque des insectes stridulants. Ce sont les fleurs qui chantent dans le fourrage rustique, ce paysan riche qu’on dit toujours fauché.

 

 

- Bouse

La vache a quatre estomacs. Tout le jour, broutant et ruminant, elle expulse des déjections abondantes. Dans le règne animal, aux nombreuses variétés stercorales, elles comptent parmi les moins offensantes. Mettre le pied dans une bouse, ce n’est point marcher dans la merde. Dieu merci. La bouse est presque appétissante, qualité qu’elle partage avec le crottin de cheval. Mais au contraire de ce dernier érigeant ses tas vernissés, elle n’a rien d’architecturé. Elle claque, grasse et verdâtre, s’écrasant aux dalles des étables, s’égrenant le long des sentes. Les mousserons se font un nid douillet de ses remous étales. Puis elle sèche dans la poussière des chemins où le bâton du promeneur la retourne comme une crêpe.
La paille des litières lui fait une armature. De ce torchis fertile, le paysan construisait le tas de fumier aux portes des étables, prenant garde qu’il fût bien bâti, comme s’il élevait aux petits dieux vernaculaires ce monument votif et éphémère. Alors le coq, fier et cérémonieux, lançait son cri éclatant à la gloire bovine.
Le Moyen Age connaissait ses vertus curatives. Le Grand Albert enseigne, qu’enveloppée dans la feuille de vigne ou de chou, échauffée dans la cendre, la bouse guérit l’inflammation des plaies, apaise la sciatique et, mêlée à du vinaigre, fait suppurer les écrouelles.
           
La vache fait tout en abondance. Elle s’arc-boute et, comme un héraut sa trompette, lève la queue, pisse en cascade dorée, éclaboussante. Puis, elle se remet à brouter, sa queue balayant les mouches, et promène au vert des prés sa robe d’été.

 

 

- Mouche

Le bourdonnement des mouches est un bruit énervant de l’été. Qui, sommeillant au bord ombragé d’un pré, n’a maudit ces bêtes acharnées ?  Et qui ne connaît, contre le carreau, le craquement de la mouche écrasée ?
            Seules les vaches placides s’accommodent d’une telle compagnie. Je me souviens qu’enfant, pendant les grandes vacances, j’allais avec mes sœurs chercher le lait à la ferme. Dans l’étable  odorante, l’heure de la traite alignait  quelques croupes bouseuses qu’animait le lent ballet des queues. Le lait giclait dans l’écume, faisait teinter les seaux. Parfois, le fermier  prenait au derrière d’une barrée une de ces mouches plates qui rampent sous la queue et qui ne s’envolent qu’à regrets de la source de leurs délices,  d’un vol lourd, comme ivres. Et quand il faisait mine de nous la fourrer dans le col, nous reculions vers la porte à grands cris.
           

            J’écris dans un rayon de soleil, près de la fenêtre ouverte. En voilà une à se poser près du stylo qui court. Je m’arrête, elle repart. Je reprends, elle revient comme pour narguer de sa danse insolente ma toute puissance, moi qui pourrais l’écraser d’une claque. Si je l’attrape.
C’est une enquiquineuse. Son droit d’aînesse semble lui donner tous les droits. Elle a trois cent millions d’années de plus que nous. Ses essaims bourdonnants festoyaient dans la bouse de Diplodocus et dans la fiente d’Archæoptéryx  bien avant qu’ils ne goûtassent aux chiches merdes d’Australopithèque. Hélas, on ne tire pas, de ce commerce,  ses quartiers de noblesse. Aussi, la mouche, de lignée si ancienne mais n’en gardant aucun profit, se venge-t-elle en chiant sur les blasons.
           
            La mouche est la ballerine des excrétas. Elle danse sur toutes les déjections triomphantes qu’évacue le règne animal, selles, crottes, crottin, bouses, fientes, chiasses, courantes, coliques, diarrhées, purges, lavements, enfin toutes ordures excrémentielles et odoriférantes que travaille, par dessous, la gente laborieuse et coprophage. Elle est là, la première, grisée par la matière encore fumante, l’auréolant de frénétiques arabesques, comme exaspérée par tant de munificences, elle qui ne sait rendre que des chiures avaricieuses, bouses microscopiques, sans nez et sans relief. Et sans mouches.

            Je l’entends, sur la vitre, arpentant rageusement le piège lumineux. Saurais-je lui refuser un dernier vol, dans l’air printanier, avant qu’un oiseau ne l’embecque ?

Photos : Jean-Luc Petit / Site : HeerSpirit