- André Valadier
Sa famille vit depuis toujours sur le plateau. On a retrouvé des reçus de mise à disposition de leurs bœufs pour la construction de la domerie d’Aubrac. Les pèlerins de Compostelle s’y réfugiaient quand, dans le brouillard ou la tourmente de neige, tintait la cloche des perdus. Ici, les moines, les paysans, les vaches et les bœufs ont façonné le terroir. La transhumance rythmait la vie complice des hommes et des troupeaux. La vache, ancre jetée au flanc des montagnes, laborieuse et nourrissante, avait permis de faire vivre les fermes, les burons, offrant abri et subsistance. Les bœufs labouraient, charriaient les récoltes, le bois et les pierres.
Il n’y a pas si longtemps, les paysans ne mangeaient de viande que le dimanche de Pâques. Le reste de l’année, ils tiraient le cochon du saloir. Les vaches pâturaient, donnant un lait qu’on gardait en fromage. Il prenait place à table à tous les repas. Des siècles durant, par la traite au parc, qu’on déplaçait tous les deux jours, les bouses et les piétinements allaient jardiner la montagne. Ils la couvraient en trois années.
Les bergers maîtrisaient le pacage, surveillant les limites d’une bande d’herbe quotidienne, se repérant à un arbre, à un rocher. Ils avaient un grand bâton recourbé en bois d’alisier, le drellier. Quand une bête s’écartait, ils criaient son nom. Si elle s’entêtait, ils lançaient leur bâton. L’effet en était le même qu’une décharge électrique. Au bout de quelques jours, rares étaient celles qui s’aventuraient aux abords, et une simple semonce les ramenait au troupeau. Les jeunes s’entraînaient d’abord à lancer le drellier sur les pierres ou les taupinières. Les plus experts faisaient porter son coup jusqu’à quatre-vingt mètres.
Enfant, André se souvient de ses premiers gestes utiles, aller faire boire les vaches, arrêter les bœufs. Il ne s’agissait pas que de se mettre en travers du chemin, mais de les débarrasser des mouches qui, pendant la fenaison, taquinaient les attelées. Les gamins les chassaient avec des feuillages pour éviter les brusqueries de tête qui, remuant le timon, déstabilisaient le chargement. Aux labours, on lui demandait d’appeler les bœufs. Le bouvier, en arrière, pesait sur les manchons. L’enfant marchait à l’avant du sillon, entraînait les bêtes, les encourageant de la voix. Plus grand, vers sept ou huit ans, il trayait les vaches.
Les soirs, avant d’aller au lit, on faisait un tour à l’étable. Elle jouxtait la salle commune. Les bruits sourdaient de la cloison en planches, où s’ouvrait une porte sur la chaude odeur du bétail. L’étable participait à la quiétude de la maisonnée. Pas un vêlage qui n’y fut entendu. Elle disait la permanence de cette vie commune entre les bêtes et les gens jusque dans leurs sommeils. Les exploitations plus prospères disposaient de bâtiments en « L », l’étable étant perpendiculaire à l’habitation. Les plus nanties les avaient en « U », les deux ailes abritant d’un côté les vaches, de l’autre, les bœufs.
En Aubrac, la vache, nourrissant la tradition, participait encore à la culture locale. La fête de la transhumance en reste l’expression la plus intense. Comment les conteurs, les poètes, les chansonniers, n’auraient-ils pas fait entendre ses graves beuglements, les tintements de ses sonnailles ? Sur l’ancien foirail de Laguiole, le taureau de bronze donne la mesure de cette omniprésence. Inauguré juste après-guerre, quand la race Aubrac, comme bien d’autres, amorçait son déclin, il dressait alors ses cornes comme un poilu sa baïonnette. Un monument aux morts. Et puis, au fil du renouveau, il a porté l’espérance, fait figure de symbole du terroir.
L'été, André monte souvent sur l'Aubrac. Il trouve là, au milieu du troupeau ruminant, un moment de paix profonde. Il aime à regarder les bêtes, à distinguer toutes les filles ou fils d'un père, à repérer les mères et leur veau, cette généalogie que ses deux garçons consultent d'un déclic sur leur ordinateur. C'est une satisfaction secrète, lorsque qu'elles se lèvent et que les veaux vont rejoindre la bonne vache. Il conserve en mémoire un demi-siècle de filiations. A soixante quinze ans, il se souvient de ses Aubracs, de leurs noms, depuis le commencement.
L'Aubrac, une vache courageuse et maternelle. Un jour, l'une de ses étables, alors qu'il est jeune éleveur, vient à brûler. Beaucoup de vaches meurent. L'une a réussi à casser sa chaîne, à entrer dans le parc des veaux, à défoncer la porte donnant dehors, par où ils ont pu s'échapper. André décide de toujours garder des descendants de sa lignée.
L'Aubrac, une vache capable de regagner seule la vallée, à la recherche d'un veau égaré pendant la montée au plateau. Il a vu de ses yeux, dans le brouillard, des mères former un cercle de leurs cornes, les petits au milieu, lorsque les claquements des bois des cerfs, tout proches, les avaient effrayées. Ou faire face, en ligne comme des grenadiers, cornes baissées, devant une harde de sangliers.
André ne supporte plus d'aller à l'abattoir. Président de la coopérative fromagère, il se réjouit de ce que le fromage permette de consommer la vache vivante.
C'est un plaisir quand il conte l'Aubrac, d'une voix chaude et chantante. On croirait entendre, là-haut, résonner la cloche des moines et, sur le chemin caillouteux, grincer un attelage, chanter le bouvier. Et l'écho rouler un long beuglement solitaire.
Il a une dernière histoire. Ecoutez.
Autrefois, le père passait la ferme à son fils aîné, lequel ne pouvait vraiment se croire le maître que lorsque son géniteur reposait au cimetière. C'était comme ça. Sur son lit de douleurs, le moribond lui faisait ses ultimes recommandations :
- Quand vous verrez que ma dernière heure est venue, que le curé sera parti, alors rassemblez le troupeau dans la cour, approchez-moi de la fenêtre. Et laissez-moi là…
- Bernard Mora
La tuyauterie, les radiateurs et les chaudières à gaz, ça a de quoi occuper une vie d’homme. Bernard n’est pourtant pas de cet avis. Et bien placé pour en parler : il est chauffagiste. Ce n’est pas de ce métier là qu’il est le plus fier. Heureusement dit-il qu’il le pratique à la campagne. En ville, avec Internet et compagnie, les gens en savent plus que vous…
Bref, Bernard, sa passion, c’est la béarnaise. Pas la sauce, la vache. Ca lui vient d’il y a longtemps. Après la mort de son père, quand il est parti vivre chez un oncle et une tante. Il avait dix ans. Une douzaine d’années passées à la ferme où beuglaient les dernières souches de la race du Béarn. Il se souvient d’un berger qu’il rejoignait sur la montagne. De la traite, du fromage. Forcément, tout ça, l’air de rien, ça laisse des traces.
Alors, il finit par racheter une ferme à l’abandon, y met des brebis. Mais un mouton, même Béarnais, n’a jamais valu une vache. Forcément, un jour, il tombe sur un paysan qui vendait des veaux : « - Combien t’en veux ? – Mille francs ! – C’est vendu ! » Une femelle de 15 jours qu’il élève comme un môme, au biberon. Une autre fois, il croise un copain, un chevillard. Dans la bétaillère, une jeune mère qui ne pouvait plus vêler, paraît-il. Direction, l’abattoir. Elle sera mieux chez lui. Et des veaux, croyez-moi, elle en a eu d’autres. Comme cette vache de vingt ans qu’il fait remplir de bonne semence, celle de Jacquou, un vieux taureau du terroir.
Aujourd’hui, Bernard, devenu responsable de l’Association de la race, a quatorze béarnaises. Il vous en parle plus volontiers que de chauffage central. C’est sa vie.
« Les béarnaises, elles ont de l’idée. Tenez, ma première génisse élevée au biberon, je l’ai retrouvée sur une île, au milieu d’un gave. Deux mètres cinquante de fond, un courant du tonnerre de dieu. Comment elle avait pu passer ? Je savais pas quoi faire. Je téléphone aux pompiers ? Tant, pis, je l’appelle ; elle me regarde. Et bien, elle s’est foutue à l’eau ! Une fois sur la berge, elle me léchait comme un chien, à m’en faire tomber. C’était très émouvant.
Les béarnaises, voyez-vous, ont un instinct particulier. Elles sentent les périodes de transhumance. Une fois sur l’estive, vous n’en verrez pas une vêler sur le plateau. Elles restent dans les bois. Les autres vaches, elles se font parfois tuer leur veau, et saigner par les vautours. Les nôtres, elles savent les saisons. Elles redescendent toutes seules. »
Lorsqu’il est avec elles, Bernard ne pense à rien de fâcheux. D’ailleurs, à la retraite, il dressera des bêtes, voilà qui va l’occuper. Il a déjà les jougs, les cuirs, les chars. Tout est prêt. Bernard, c’est un chauffagiste qui préfère le méthane au propane.
- Florence Gaty
Elle est devenue photographe pour continuer les voyages et rencontrer les gens. Quelques années de reportages humanitaires puis un périple au Bénin où elle fait connaissance avec les Peuls.
Ca se passe sur un marché. Dans la foule, des femmes, superbes, vendent du lait. Le port élégant, la peau chocolat, coiffées, maquillées, parées de bijoux, elles se distinguent aisément de la foule bariolée. Il se met à tomber des cordes. Florence retrouve sous un hangar ces fières créatures qui lui offrent une calebasse de lait.
Depuis, elle passe les trois quarts de son temps avec ces nomades dont les peuplements s’étalent sur 7 000 km entre la Mauritanie et l’Ethiopie. Durant la saison sèche, la plupart arpentent de vastes territoires, traversant de nombreux pays, à la recherche de points d’eau et de pâturages. Pour ces musulmans qui ont gardé leurs croyances originelles, s’il fallait choisir entre Dieu et une vache, c’est la vache qu’ils garderaient. Elle est au centre de leur vie. Tout se compare à la vache.
Une légende rapporte que deux enfants, le frère et la sœur, que nul ne pouvait comprendre, et qu’on croyait un peu sorciers, se retrouvent un jour au bord d’une rivière. Il en sort alors une vache qui met bas. Les enfants décident de rester, allument un feu. Et s’aperçoivent bientôt que la langue mystérieuse qu’ils parlent est celle de la vache. Désormais, les peuhls et les vaches se confondront pour l’éternité.
Dire à un Peul que sa vache est belle c’est lui faire autant plaisir que de le complimenter sur la beauté de sa femme. Le reste à vrai dire n’a guère d’importance. D’une fierté sans hauteur, se tenant droit comme si le corps était le temple de leur dignité, ce peuple sans écriture tient la vie, sa survie, pour infiniment supérieures aux contingences matérielles.
Ils ne tuent les vaches qu’en manière de sacrifice, lors de grandes occasions. Lors d’un séjour, Florence remarque une bête magnifique à la robe marron parsemée de petites taches blanches.
« - Elle est belle ta vache, dit-elle au Peul. Combien ?
75 000 !
D’accord, tu la tues ce soir et je prends la peau, répond-t-elle, par plaisanterie »
Et de faire un clin d’œil à l’homme médusé par cette requête absurde. Les peuls ne sont pas marchands de tapis. Prenant peu après le thé en sa compagnie, il lui demande si elle le trouve à son goût. Réponse positive et polie, bien que le thé soit salé. Alors son hôte, dans un grand sourire : - Ce sont les taches de la vache qui sont tombées dedans…
Le monde est tout petit, mais magique, aime encore à dire cette voyageuse. Un jardin extraordinaire. Plein d’humour, et plein de vaches.
- Jean-Pierre Rodde
Les vaches, pas n’importe lesquelles, des vraies, des salers, c’est toute sa vie. Depuis tout petit jusqu’à près de la retraite. Que voulez-vous savoir d’autre ? C’est trop de choses à raconter. Et quand on n’a pas vécu avec, on ne peut pas comprendre.
Voyez-vous, les vaches, c’est une grande famille, la même depuis trois générations. Toutes salers. Toutes filles, sœurs, tantes, cousines, grands-mères du même troupeau. Avec les mêmes noms. Si une vieille s’en va, une jeune le porte à nouveau. Et, bien sûr, elle ne part pas de bon cœur à la réforme, alors, on la garde encore un an.
Oui, Jean-Pierre est en famille avec ses vaches. Elles ont chacune leur caractère, comme les gens.
Et c’est un métier. Du Moyen Age, à part le tracteur et le pot à traire. Mais si on le fait, c’est qu’on l’aime. A l’avenir, il est plutôt mal barré. Mais il faut bien que les fils vivent avec leur temps !
Tenez, le salers, le vrai, le fromage du lait de salers, pas de n’importe quoi, on n’a plus le droit de le faire dans les burons. Et vous ne pouvez pas dire qu’on a la même marchandise avec une vache qui donne dix litres, et une autre qui en donne trente. C’est dommage que tout ça se perde. Peut-être qu’on le regrettera.
De mai à novembre, les vaches courent la montagne. Matin et soir, elles rejoignent le parc. On arrive avec les veaux pour amorcer la traite, elles sont là. On les appelle chacune leur tour, elles viennent. Le veau reste attaché à la patte. Quand c’est fini, la chef sort la première du parc. Elle fait trente mètres, regarde un coup à gauche, un coup à droite, et elle tourne où elle veut. Tout le monde la suit. On ne s’en occupe pas, elles se débrouillent. Nous, on ramène les veaux vers un autre pacage, avec le chien.
La salers, c’est la première race. Dans le temps, elle donnait le lait, le veau, le fromage. Et elle savait donner de sacrés coups de collier ! Les cornes d’autres races seraient sûrement tombées à tant travailler, en mangeant pas grand-chose. Il n’y avait pas de granulés. Aujourd’hui, les vaches ont tout ce qu’elles veulent sous le nez.
Quand Jean-Pierre se promène en voiture, il s’arrête, s’il voit des salers. Les autres ? Il ne les regarde pas. Ni debout, ni couchées. Et ne lui parlez pas des frisonnes. Rien de plus bête.
Vraiment, ceux qui n’ont pas vécu ça, ne peuvent guère en parler.
- Marjolaine
Depuis toute petite, elle a une image dans la tête, Marjolaine. Celle d’une vache, sous la ramure d’un arbre solitaire, au milieu d’un grand pré. Comme une scène échappée d’un rêve oublié. Toujours la même.
Son père était cuisinier. Sa mère s’occupait des dix enfants. Dix bouches à nourrir. Aussi élevaient-ils encore un tas de volailles, des moutons et une vache. Marguerite était noire et blanche.
Marjolaine ne sait pas pourquoi cette image l’émeut tant. Un grand pré, un arbre, une vache, comme on en aperçoit souvent en passant au bord des routes. Elle trouve ça beau. Un pré vaste et verdoyant, un arbre où le soleil attache une ombre, une vache immobile et ruminant.
- Michel Boudon
Quand on habite les montagnes, on regarde les tracteurs comme des jouets dangereux. Mais les bœufs, ah, les bœufs ! Ces bêtes que ne renverse aucune pente. Ces compagnons de toute une vie, des bonnes et mauvaises fortunes, à qui l’on ne parle qu’en patois. Qui comprennent beaucoup plus de choses qu’on croit. Qu’on éduque à la voix. Et il y faut plus de patience qu’à dresser un gamin. Ces bœufs silencieux, que ne fait vibrer aucune pétarade, qui boivent vos paroles dans la paix du travail.
Charrier le foin, le fumier, le bois de brûle. Et labourer. C’est ce que Michel a toujours préféré, suivre le sillon. Peser sur les manchons, derrière tant de bœufs, des aubracs, des montbéliards, des charolais, des limousins, des salers. Mais en Auvergne, on préfère les ferrandais, dociles, rustiques, et là depuis toujours.
Il en a eu des bruns des Alpes, aussi doux que des gros moutons. L’un est mort d’un œdème foudroyant. « On n’a pas pu le sauver. J’ai eu mal. » Difficile de rappareiller celui qui reste. Une paire de bœufs, c’est comme un couple d’amoureux. L’un s’en va, l’autre ne va pas très loin, se laisse mourir. Michel a du s’en séparer.
Il a connu les bœufs de son grand-père, les bœufs de son père. De vrais ferrandais, très hauts, massifs. Un jour qu’il avait douze ans, son père n’étant pas rentré, Michel dételle le tombereau, mène les bœufs à l’étable. Grand comme un petit auvergnat, il grimpe dans la crèche, ôte le joug. Une pièce très lourde qu’il est fier de manier. L’un des bœufs relève alors la tête, d’une corne l’attrape par la ceinture. Voilà un p’tit gars plus très fier, les pieds en l’air. La bête ne bougeait pas, la ceinture non plus, qui ne voulait pas craquer ! Il ne touchait plus terre, la tête en bas. Jugez plutôt s’il fut content quand sa tante vint enfin le délivrer.
Ca ne l’a pas dégoûté du métier. Surtout pas des labours.
- Raymond Pujol
S’il y a une chose qu’il regrette, c’est de monter sur l’estive à pied. Dans l’Ariège, c’est interdit. Un bonheur de traverser les villages dans le tintamarre des cloches. C’était épuisant mais, une fois arrivé, le repas de l’entraide réconfortait les marcheurs. Rien de tel que le saucisson, le jambon du pays et des verres de rouge pour « étouffer la fatigue ».
Ce qui lui plaît, là-haut, c’est le décor. Les barres rocheuses, le grand ciel bleu, le vert des prairies, aucun arrêt préfectoral ne pourra jamais les réformer. Il aime à suivre ses vaches, les surveiller, les soigner. Il n’y a qu’à les appeler. Au premier cri, elles lèvent la tête. Au deuxième, elles regardent où Raymond peut bien se trouver. Au troisième, elles arrivent au petit trot. Un peu de sel sur les assaladous, les pierres plates de l’Ariège. Juste récompense.
Il les caresse, leur parle. Un petit mot en patois, rien qui ne glisse mieux dans l’oreille d’une vache :
- Alors, les filles, vous allez bien, vous êtes contentes ?
Elles comprennent parfaitement. Elles sont très intelligentes. Les bêtes ? Pas si bêtes ! Et elles sont très reconnaissantes. Ce n’est pas compliqué. Une vache, vous lui faites du bien, elle vous le rendra. Vous la maltraitez, elle s’en souviendra.
La Gasconne, elle est vraiment très jolie. Pas une grosse carcasse. Un beau poil gris, le tour des yeux et le nez noirs. Il faut prendre garde quand elle a des veaux. Ce n’est pas qu’elle soit méchante, mais elle a un fort instinct maternel. Agile, avec ça. Presque comme une chèvre. Et se souciant des chaleurs et des froidures, comme d’une guigne.
Il y a quelques années, Raymond a eu une vache accidentée au sommet de la montagne. La patte avant droite. Au téléphone, le vétérinaire a dit :
Monsieur Pujol, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de l’euthanasier.
Lui, il a répondu que non, qu’il allait essayer de lui mettre un plâtre. Un peu de somnifère, voilà la bête endormie. Deux collègues l’ont aidé à poser les attelles et les bandes plâtrées. Bon, elle avait de quoi manger. Pour boire, Raymond apportait tous les jours un seau d’eau. Au bout d’une semaine, elle est allée au ruisseau, comme pour dire : Je me débrouille. Ne viens plus. Il l’a laissée tranquille. Elle se déplaçait difficilement. Ca, c’était en juin. Début octobre, sentant venir l’hiver, la vache était à la porte de son refuge, retapée, le pied tourné, mais marchant bien.
Au printemps suivant, cette vache a fait un veau. Celui d’après, elle en a fait deux. Un remerciement qui a été droit au cœur de Raymond.
- Victor Couapel
Ses parents avaient une quinzaine de normandes, entre Rennes et le Mont Saint- Michel. Elles s’appelaient Pâquerette, P’tite mère, Bichette…Le nom de l’une d’elles intriguait Victor : Stamboul. Dans son imagination enfantine, il évoquait une boule de quelque chose.
Ca devait quand même l’intriguer. Un jour que sa mère la trayait au pré, il lui demande pourquoi elle porte ce nom là. « C’est, lui répond-elle, parce qu’il y a très longtemps, l’un de tes arrière-grands-pères a fait la guerre de Crimée. » C’était en 1855.
Lorsqu’il était rentré, l’aïeul avait baptisé une vache Istanbul, en souvenir de ses aventures lointaines. Et depuis le Second Empire, la tradition voulait qu’une descendante de cette bête, toujours laitière grande, longue, osseuse, parle de ce haut-fait. Quand Istanbul vieillissait, on prenait soin d’en garder une génisse qui reprenne son nom.
On a fini par dire Stamboul. Les mots sont comme les outils que polit l’usage. Les éclats guerriers de la terrible campagne de Crimée avaient fondu dans les seaux de lait.
En ce temps là, les vaches faisaient partie de la famille. Elles en partageaient bien souvent la mémoire. Cette lignée de filles a porté jusqu’à nous cette histoire.
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