- Bikini
Le 5 juillet 1946 n’appartient pas au cercle très fermé des dates célèbres. Pourtant, bien des potaches auraient aimé le voir illustré dans les livres d’histoire, où seule la statuaire montrait ses froides académies.
Un essai nucléaire américain venait de secouer un atoll du Pacifique. Il prit alors fantaisie à un certain couturier de teinter d’exotisme sa dernière création. Bikini servirait encore de bombe sexuelle.
Si l’explosion passa inaperçue, le scandale fut retentissant. Au Palais Bourbon, un député, confondant la chaire et la tribune, maudit le costume diabolique. Le deux-pièces émut jusqu’au pape Pie XII.
Aujourd’hui, le bikini ne sent plus le soufre. Il a perdu son cache-gorge. Le monokini, malgré son nom, ne sert ni plus ni moins que de slip. Et les hommes éberlués, peuvent contempler sur les plages, en toute impunité, l’inouïe diversité du buste féminin.
Ce qui complique la tâche des poètes, par-delà leurs fantaisies, soucieux de vérité. La pomme et la poire n’y suffisent plus.
Quant au restant des hommes, tous ces tétons qui les regardent, réclamant de publics hommages, leur donnent le tournis. Et c’est l’œil égaré qu’ils cherchent, aux culottes minuscules, un peu de mystère et d’émoi.
Trop d’avantages présentent des inconvénients. Les seins demandent une attention particulière. Rien qu’une paire, on en a plein les yeux.
- Coquille
L’œuf abuse ingénument de la coquille. Il n’a pourtant que le droit, telle la châtaigne, de s’enfermer dans une coque. Mais qui lui en voudrait de jouer ainsi les coquillards, ces mendiants qui se faisaient passer jadis pour des pèlerins de Compostelle ?
L’escargot a la demeure légitime. Cependant, aucun martyr ne l’a jamais cousue aux pans de son manteau. La Saint-Jacques connut ce bonheur indicible. Et nul désormais, fût-il de Bourgogne, ne parle de coquille sans penser à la grande valve, à ses pieux voyages et à son patron portant sous le bras sa tête et son auréole.
La plupart des coquillages échappèrent aux us dévots. Le turban du bigorneau ne sert pas de bénitier. La palourde montre crûment ses chairs les plus tendres. La moule, veuve joyeuse, soulève sa robe noire. Et l’huître se laisse surprendre dans son bain. Comment tout ce joli monde ne sentirait-il pas l’amour ?
Théodore, aventurier qui fit un roi de Corse bref et fugitif, disait avoir trois amours, la gloire, les femmes et les huîtres. Cette trinité en vaut bien une autre. Les anciens docteurs prescrivaient le coquillage contre la mélancolie et lui trouvaient même des vertus génésiques. C’est bien connu, la joie de vivre pousse à peupler le monde.
On considère l’huître comme très légère, ce qui n’a rien à voir avec sa moralité mais regarde les facultés digestives. On s’en gava donc depuis la haute Antiquité. Ces temps, ayant de l’estomac, les gobaient par centaines. Et si l’histoire retient l’indigestion de Marie de Médicis avec des culs d’artichaut, elle rapporte encore celle d’Henri IV qui s’empiffrait d’huitres.
L’huître ne montre au scientifique que les sacs, les méandres et les orifices d’un tube digestif. Le gourmand la voit dans sa baignoire d’eau salée quand il a forcé sa porte. Là, aucun regard n’arrête ses appétits. Car l’huître, acéphale, ne sait se composer une tête étonnée ou rétive. Mangerait-on un coquillage qui nous fixe dans les yeux ?
Or, il semble ne demeurer là qu’abandon et langueur. L’huître est consentante, presque aguichante et plutôt crue. On l’aspire sans remord, comme si l’on répondait à son désir, flottant dans son manteau avec ses bas et ses dentelles. Et l’eau de son bain.
- Exhalaisons
J’habite au milieu des terres une province où la mer s’est retirée il y cent soixante millions d’années. Rien, sinon quelques coquilles enchâssées dans la pierre, n’y fait jamais penser. Seul le vent, ses sautes d’humeur, me rappellent parfois les bourrasques côtières.
Certains jours caniculaires, allant par les rues de la ville, un relent épais stagnant sur le trottoir me force presque à m’arrêter, comme dans une immersion soudaine. C’est l’haleine de la poissonnerie. Violente, gluante, débordante, entre soupe et bouillie, entre matière tremblotante et fluide déliquescence. Et je ne sais ce qui me bloque la respiration, le réflexe de n’en point remplir mes poumons ou la puissance de l’exhalation.
Alors, dans la bonne ville où ne coule qu’un fleuve tranquille, le regard posé sur des lieux familiers, des passants ordinaires, je regarde la mer. Des souvenirs se lèvent que je croyais enfuis. Un phare, une sortie en mer, un poisson mort flottant dans l’eau d’un port, un demi sur une terrasse, une épaule de femme, dorée. Des vagues sonores.
Il n’est pas d’odeur plus vaste que celle de la mer, qui porte par-dessus les terres, tel un raz-de-marée, ses bêtes argentées, ses algues, ses fracas et ses murmures.
Elle pue à la manière des fromages. Crémeuse, capiteuse, elle tartine le vent. C’est une saumure qui sale la peau et graisse les cheveux. Où se mêlent, jouant les aromates, les senteurs de garrigue, le varech, la résine et l’ambre solaire. Que force, comme un fond de sauce, l’humeur des marais.
Plus qu’une odeur, c’est un engorgement, âcre et gluant.
Vive, finement iodée, joyeuse et revigorante, la mer distille encore un parfum subtil. Comme une peau sortie du bain. Les yeux se ferment, le nez frotte ses ailes sur ce grain invisible, et les lèvres se froncent, avancent pour voler un baiser que piquent des cristaux de sel.
- Sable
Le sable rappelle qu’on a des doigts de pied. Dans ses mouvances le pas nu cherche l’ancrage, se souvient de la préhension archaïque qui l’accrochait aux arbres. On crispe ces doigts qu’on croyait devenus inutiles, prisonniers des chaussures. Puis le plaisir les écarte, les enfonce dans le bain granuleux, comme font les poules dans leurs nids de poussière.
Aimable et abrasif, silencieux et crissant, le sable égrène ses grains brillants, ses débris de débris de roches et de coquilles, montre au littoral la mouture d’anciennes montagnes. Et ce flux immobile qui échappe à l’étreinte, frondeur, pénètre tout, colle à la peau.
Le sable a peu de vertus. Sinon d’endormir les enfants quand la fatigue fait picoter les yeux. De mêler ses matériaux aux usages industrieux, reniant un moment ses œuvres éphémères, ses destins inutiles. Car le grain de sable, plus que celui du sel dans la conversation, a mauvaise réputation. Il craque sous la dent de bien des engrenages. Et c’est assez plaisant de voir cette ambassade dérisoire arrêter des marches grandioses.
Dans les Pensées, Pascal évoque l’urètre de Cromwell. Où le sable insidieux mit en faillite une politique ambitieuse. Le détrôneur de roi mourut de la gravelle. Dieu n’eut pas besoin d’y mettre son doigt.
Dilettante, versatile, le sable se laisse entraîner à faire des monuments. Les dunes sont l’apothéose de l’éphémère et du minuscule. Et l’on songe que ces croupes ne servent qu’aux caresses du vent.
Le sable est la douceur des roches, leur volupté, leur décadence. Ses grains innombrables leur descendance dissolue. Le sable est leur voyage. Il court, il vole, il nage. Le sable est leur gaieté qui pique, qui gratte et qui chatouille. Le sable est leur éternité, qui vêt sous la lune une robe fantomatique.
Entre solide et liquide, il glisse comme un poisson, il coule comme l’eau. La main de l’homme ne le retient pas plus que le temps qui passe, ne le contraint pas plus que sa destinée.
Le sable est la poussière du monde, la cendre de ses vanités.
- Vent
Maints témoignages, depuis l’Antiquité, rapportent des faits étranges que les esprits crédules colorent, à la manière des vitraux, de surnaturel. Ainsi vit-on des vaches s’envoler, des nuages lâcher des poissons frétillants et des pluies de grenouilles. Car le vent, entre autres prodiges, au son de ses musiques, aime à tourbillonner et prendre dans ses bras.
« La vanité et l’orgueil sont proprement du vent, disait madame de Sévigné. » Le pet servirait mieux à cette métaphore. Le vent n’a que superbe et balaie toute vanité.
L’homme s’est toujours étonné de cette divinité qui le bousculait tant, si familière et si hautaine, à laquelle il ne pouvait donner d’image sinon celle de son souffle dérisoire. Ne pouvant l’asservir, il lui chaparde quelques bénéfices. Le tournis des moulins, le gonflement des voiles. Et sur ses déploiements, il jette ses cris, pose ses ailes.
L’océan recule sur la plage, se heurte à la falaise, se fracasse au rocher. Le vent par-dessus tout mène sa cavalcade, et ses marées forcent les digues. Le vent n’est pas l’haleine de la mer. Il est le tyran qui la creuse, la cabre et la fouette. Qui l’entraîne aux fureurs.
Le vent est le mouvement d’une eau invisible où les oiseaux nagent comme dans une mer insipide. Et nous sommes les crabes du fond.
Quand on approche d’une côte, le vent cérémonieux fait les présentations. Il répand rumeurs et parfums. Ce ne sont pas les siens. Lui n’est rien d’autre qu’un flux inconstant, muet et sans saveur. La mer lui prête ses embruns.
En fait, le vent prépare au bain. Fermons les yeux. Ne se croirait-on pas, telle une algue, à la merci d’un ondoiement ? Quand flottent les cheveux et que déferlent les bourrasques où résonne l’écho lointain des vagues.
Il semble parfois pouvoir s’y appuyer comme sur une autre hanche. On offre son visage et on ouvre les bras. On s’abandonne au flux sensuel. Quand le vent joue les sirènes.
Et ce grand fou nous pousse dans le lit de sa vieille maîtresse dont il a tant froissé les draps.
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